La nonna était en Suisse depuis quelques semaines, quelques mois peut-être. Elle était venue pour être opérée. Maintenant, elle était en convalescence.
On devait être samedi ou dimanche, et elle se tenait assise sur le divan. Elle se tenait. Elle était assise, mais le dos droit.
Elle portait un chignon. Ses cheveux étaient très tirés. Ses cheveux étaient toujours attachés.
Alessandro était appuyé sur le rebord du meuble qui faisait face au divan, de l’autre côté de la table basse. Il avait une tête un peu ahurie, un peu ahurie par le sommeil.
Il regardait sa grand-mère et réfléchissait machinalement. Il se disait, grosso modo, que les cheveux de la nonna étaient toujours attachés.
Elle portait une blouse couleur printemps, d’un vert clair et tendre à la fois. Elle était assise légèrement de biais, vers la lumière. Elle regardait dehors.
Il était peut-être onze heures, onze heures du matin. Fiorella était à la cuisine. Elle préparait à manger.
Il y avait les murs blancs. La télé (la nouvelle), sur son meuble vitré. Les rideaux. Et, dehors, sous le ciel bleu et quelques flocons de nuages, il y avait les arbres du parking et les lampadaires, les constructions carrées de la piscine municipale et, plus loin, les talus, les pylônes, les immeubles, et puis les montagnes, tout au fond, blanches et noires, les montagnes d’après l’hiver.
On devait être samedi, plutôt, parce que rien n’était assoupi comme les dimanches.
Tout était vif.
Même Alessandro, qui avait la tête ahurie par le sommeil, sentait le sommeil qui s’en allait.
Pourtant, il y avait quelque chose qui le chiffonnait. Il ne savait pas quoi. Il regardait les montagnes… Pas les montagnes du dehors, qui étaient par-dessus les pylônes et les terrains de foot. Il regardait les montagnes qui étaient devant lui, par-dessus la nonna, les montagnes des chromos qui étaient accrochés à la cloison qui séparait la cuisine et le salon.
Il les regardait et il ne savait pas pourquoi. Il se disait que les tableaux, sur les murs, les murs de chez lui, les tableaux étaient presque invisibles. Alors, qu’est-ce qu’ils avaient à se montrer comme ça?
En fait, on était le jour de la surprise. La surprise, c’était la venue del nonno. Il arrivait aujourd’hui. Tout le monde le savait, sauf la nonna.
Et maintenant, ça y est.
C’est la voiture.
Elle entre dans le parking. Elle avance doucement.
Alessandro dit: «Ah! Il y a quelqu’un…»
Et maintenant, la nonna est sur le balcon. Fiorella aussi. Fiorella sourit. Elle ne peut pas s’en empêcher. Elle sourit à son fils, Alessandro, qui lui fait de grands yeux. Elle commence même à rougir. La nonna jette un œil sur le parking. Elle hésite. Elle ne sait pas trop. Elle voit bien qu’il y a quelque chose qui cloche. Elle regarde Alessandro. Elle regarde Fiorella. (On les voit, tous les trois, au huitième étage, sur le balcon; la nonna qui regarde à gauche, qui regarde à droite; Alessandro et Fiorella qui regardent droit devant eux, vers le bas.)
La nonna demande à Fiorella: «C’est ton mari?» Elle veut dire: ce quelqu’un qu’il y a, c’est ton mari, c’est Carmelo qui est là? Mais sa belle-fille ne l’écoute pas.
Maintenant, une portière s’est ouverte. Elle s’est ouverte côté passager. On ne voit pas bien, de ce côté-là, parce que c’est le côté de la piscine.
Et puis, on le voit. On le voit sortir. Il est tout petit. C’est lui. Il porte sa casquette. Il est vêtu. Il est chaudement vêtu. Il porte même un puIlover.
Il est drôle, ce pullover.
Il nonno s’est extrait de la voiture et maintenant il est debout sur le parking. Il a fait quelques pas et il est resté comme ça, debout, quelques instants seulement, mais quelques instants un peu esseulé sur le parking.
Ça, c’est Alessandro qui se l’est dit. Qui se l’est dit machinalement, d’abord. Et puis, ça n’a plus été machinal. Il a vu le pullover, il s’est dit ça, et la machine s’est arrêtée.
Il nonno est debout sur le parking. Il porte sa casquette et des vêtements chauds. Il est un peu engoncé dans ces vêtements.
Il est un peu engoncé. Il est un peu esseulé.
Et la machine s’arrête. La machine se grippe.
Alors, le chiffonnement, le chiffonnement d’Alessandro est retourné.
Comme un gant. Comme une poche. Comme un habit.
Ce qui le chiffonne depuis le début (il se dit), ce ne sont pas les montagnes – ni celles qui s’élèvent très loin par-dessus les terrains de foot, au fond, là-bas, ni celles qui étaient par-dessus la nonna, tout à l’heure, sur les chromos du salon –, ce qui le chiffonne (c’est très clair maintenant), c’est la nonna, la nonna sous les montagnes… Et c’est il nonno, il nonno sur le parking…
– Et après?
– Après, le grand-père et le père traversent le parking et s’engagent sur l’allée qui descend vers l’immeuble.
– Donc, ils s’approchent.
– Ils s’approchent. On les voit de mieux en mieux.
– On les reconnaît.
– On les reconnaît, oui.
– Tout le monde.
– Oui.
– Même la grand-mère.
– C’est ça.
– Et alors?
– Alors, elle est sur le balcon. Elle a un mouvement. Et puis, elle demande: «Mais celui-là, c’est pas ton beau-père?» Elle demande à sa belle-fille. Et…
– Et?
– Et sa belle-fille sourit. Elle sourit immensément. Et puis, elle rougit. Et tout le monde se met à sourire. Et la grand-mère est prise dans ces grands sourires. Elle est prise là-dedans. Elle a ce grand doute, et puis ça devient une grande certitude, mais le doute est encore là, vous comprenez?
– J’imagine.
– Oui, c’est bien. Imaginez. Elle est avec le doute et la certitude. Mais ce qui compte, c’est la grandeur. Elle est là et elle entre dans la grandeur. Vous voyez?
– Je vois. C’est la surprise. C’est la grande surprise.
– Voilà.
– Et puis?
– Le père fait un signe. Ils sont en train de descendre, et puis ils disparaissent.
– Ils disparaissent?
– Ils passent sous l’immeuble. Il y a un passage. Ils passent.
– On ne les voit plus.
– Non. Mais on les attend. Ils sont passés de l’autre côté. Ils sont entrés dans l’immeuble. Ils ont pris l’ascenseur…
– Et?
– Et le fils est allé leur ouvrir la porte. Il a ouvert la porte. L’ascenseur est arrivé. Le père et le grand-père se retrouvent sur le palier. Le fils les accueille.
– Et la grand-mère?
– La grand-mère est au salon… Elle est avec les autres…
– Qui, les autres?
– Entre le parking et le salon, il y a un saut. Un saut dans le temps.
– Ah?
– Entretemps, les autres sont arrivés.
– Qui donc?
– Les cousins, l’oncle et la tante… Ils sont venus pour la surprise.
– D’accord. Donc, ils sont au salon avec la grand-mère.
– Oui.
– Ils ne sont pas à la porte, sur le palier.
– Non.
– Pourquoi?
– Parce que c’est trop petit. C’est un petit palier. Et, quand on est entré, c’est un couloir assez long, mais assez étroit.
– Mais finalement, on y arrive…
– Finalement, on y arrive, oui.
– Et c’est la scène du salon… Enfin! Finalmente, comme vous dites!
– Oui.
– Et alors?
– Alors, ce n’est pas une scène…
– Comment ça, pas une scène? S’il vous plaît! Par pitié!
– Ce n’est pas une scène. Les gens ne parlent plus. Ils parlent, mais ils ne parlent plus. Les personnes qui sont là, celles qui ont préparé la surprise, qui ont visé ce moment, s’éclipsent.
– Elles s’en vont?
– Non, elles sont encore là, mais elles sont éclipsées. Et leurs paroles aussi. Ça devient… Ça devient comme une effigie… Une effigie vivante.
– Qui est sur l’effigie? La grand-mère ou le grand-père?
– Les deux.
– Mais s’ils sont les deux sur l’effigie, ce n’est pas une effigie!
– Si. C’en est une.
– Très bien. Admettons. Ils sont les deux sur l’effigie.
– C’est une effigie vivante.
– C’est-à-dire? Eclairez-moi.
– Ils sont vivants. Ils sont vivants sur l’effigie.
– Qu’est-ce qu’ils font?
– Ils sont assis sur le divan. Ils s’embrassent. Ils sont émus aux larmes. Ils ont le visage qui brille.
– C’est l’effigie.
– Oui.
– L’effigie du salon.
– L’effigie qui est dans le salon.
– Dans le salon? Il y a une effigie dans le salon?
– Il y a le salon, le mur blanc de la cloison, les chromos, les montagnes… Tout ce qui était si blanc et si net est éclipsé par la tendresse, leur tendresse éclatante.
– Et?
– Et leurs mouvements, qui étaient brusques et empêchés, le pullover qui l’engonçait, lui, tout cela est éclipsé. Quelque chose est arrivé.
– C’est lui qui est arrivé.
– C’est lui et c’est autre chose.
– Quoi d’autre?
– Ses yeux, par exemple. Il a des yeux qui viennent d’ailleurs. Il a les yeux rieurs d’un enfant.
– C’est déplacé.
– Tout est déplacé! Nous sommes déplacés, autour d’eux. Ils sont déplacés, dans le salon, sous les montagnes.
– Et c’est pénible.
– C’est lumineux.
– Lumineux?
– Lumineux de savoir cela.
– De savoir quoi?
– Que les choses ne sont pas à leur place.
– Les choses ne sont pas à leur place…
– Il n’y a pas de place. Il n’y a que des déplacements. Vous voyez?
(Prochain rendez-vous le 12 juillet dans La Cité.)
image: Sandro Santoro
texte: Filippo Zanghì